Skip to main content

WADJDA, JEAN ET BASKETS SOUS LE VOILE

Wadjda se fiche des codes et affiche sa différence, la revendique. Elle n’arrête pas de répéter à tout le monde qu’elle veut s’acheter un vélo (à sa mère, son père, Abdallah, Mme Hessa, etc.) Bousculant les codes sociétaux, familiaux et de genre, elle invente et construit sa liberté pour échapper à ce cadre rigide qui l’attend. La séquence d’introduction est assez emblématique de ce caractère frondeur.

L’analyse filmique : objectifs et méthode

L’analyse filmique est un exercice qui peut être pratiqué en classe de façon collaborative. Il vise à approfondir la compréhension de la séquence d’un film en décrivant et en analysant simplement ce que l’on voit / entend à l’écran, puis en proposant des pistes d’interprétation. Pour commencer, on peut mettre en commun à l’oral les émotions ressenties par les élèves pour ensuite identifier les procédés visuels et sonores qui ont pu en favoriser l’émergence. Pour plus de détails, on peut se reporter à ce dossier : https://normandieimages.fr/approchedunfilm/

Situation et enjeux de la séquence

Cette séquence d'exposition présente d’emblée Wadjda comme un personnage hors-norme, qui refuse de rentrer dans le cadre. Comment les procédés de mise en scène contribuent-ils à créer cette impression ?

Wadjda ou sortir du rang

On entend des chants religieux psalmodiés à voix haute, en chœur, par des voix féminines. Un gros plan découvre plusieurs pieds chaussés de souliers noirs, alignés côte à côte, avec au centre une paire de petites ballerines avec des volants blancs, sûrement une fille plus jeune.
Ces premières images racontent des corps « empêchés », contraints. En effet, d’un côté, la composition symétrique du plan avec ses lignes horizontales et verticales marquées traduit l’idée d’enfermement. Mais les timides mouvements des pieds et le balancement des robes expriment le désir de mouvement. Cette même tension est filée au plan suivant. Cela est aussi révélateur d’une certaine uniformité. Personne n’est individualisé. Aucun visage. Le cadrage sur les pieds, assez insolite pour une scène d’exposition, réduit les personnages à des corps que l’on recouvre de tenues identiques, fondant les jeunes filles dans une même masse destinée à rester dans le rang.
Car se déplacer, symboliquement, sortir du cadre, est interdit. Le pas de côté — littéralement — est repris. Dans un plan moyen dévoilant les lieux de l’action, une école coranique, une institutrice ordonne aux fillettes de reprendre leur place. Elles s’exécutent, s’alignent en face de l’institutrice et… devant un public imaginaire. Des chaises vertes sont en effet disposées à l’arrière-plan. Elles rappellent une salle de spectacle, comme si, placées sur une estrade, les filles étaient tenues de « jouer » aux élèves modèles, d’incarner des bonnes musulmanes croyantes. Le film dénonce alors l’hypocrisie de cette mise en scène / scénographie du discours religieux. La madrasa est un lieu où l’enseignement religieux ne se transmet pas vraiment : il s’exerce sur des personnes peut-être trop jeunes pour le comprendre.
Un plan rapproché poitrine dévoile enfin quelques visages : quatre fillettes du même âge. Le cadrage resserré les étouffe. Collées les unes aux autres, elles n’ont pas d’espace. Wadjda, pour le moment au second plan, se distingue des autres par la direction de son regard. Les trois filles regardent droit devant elles tandis que Wadjda, visage incliné, a les yeux qui se baladent vers un hors-champ inconnu. Elle s’ennuie, n’est pas convaincue par les paroles des sourates. Facilement distraite, elle salue d’un sourire et d’un geste de la main deux adolescentes — Fatin et Fatima. Un geste immédiatement repris : les mains sont tenues de rester le long du corps. L’institutrice l’interpelle. Le chœur de voix s’interrompt.

Dans un mouvement théâtral, — comme si on ouvrait un rideau — les petits pieds s’écartent pour laisser place à la vedette qui s’avance maladroitement : Wadjda ou plutôt une superbe paire de chaussures Converse aux lacets violets. Ses baskets la caractérisent (on les retrouve sur l’affiche) : elles sont l’emblème de l’originalité de la jeune fille, témoignent des influences extérieures au royaume, de son ouverture d’esprit.

Et Wadjda est mise à l’épreuve par l’institutrice, devant le groupe. Celle-ci lui demande de chanter des sourates du Coran. Wadjda sèche. On lit l’embarras sur son visage dans un plan rapproché. Le groupe ricane. Le face à face entre Wadjda et l’institutrice est alors riche de sens. La composition du plan laisse au centre un grand vide entre les deux personnages. Symboliquement, cela peut retranscrire la distance avec laquelle Wadjda ressent cet enseignement religieux : elle n’y adhère pas.

Différente des autres écolières, le plan suivant renforce cette impression. Dans un plan moyen en contre-plongée, Wadjda est face à nous tandis que toutes les autres filles sont filmées de trois-quart. Wadjda est bien en marge, à l’écart du groupe, hors-norme. Refusant de chanter les sourates — donc de faire preuve d’hypocrisie —, elle se dérobe, baisse les yeux. L’institutrice la « punit » alors au soleil. Wadjda se retrouve dehors, un peu à la manière de l’enfant de ce court-métrage d’Abbas Kiarostami. La différence n’a pas lieu d’être ici.

La chorale reprend ensuite de plus belle. On entend les fillettes chanter à l’unisson ce même couplet, plus fort qu’au début.

Ce plan moyen ressemble à une pathétique photo de classe, façon de souligner l’immobilisme dans lequel la société est figée. L’absence de Wadjda est révélatrice : elle ne sera pas photographiée, “figée” aux côtés de cette communauté.

La madrasa, une prison à ciel ouvert

Si les salles de la madrasa créaient un effet d’étouffement, la cour renforce cette impression. Alors que le passage vers l’extérieur pourrait rimer avec respiration, au contraire, l’étau semble se resserrer autour du personnage. Quel que soit l’espace. Car ici le soleil est détourné de sa fonction “positive” pour servir de punition. Wadjda doit rester en plein soleil, subir une chaleur écrasante. Pour s’extraire mentalement de cette prison — trouver une échappatoire — Wadjda semble renouer avec sa liberté intérieure. Peut-être avec son côté créatif, maintenant qu’elle est à l’abri du regard des autres. Car ses pieds filmés en gros plan battent une mesure, mais pas celle des sourates. Un autre thème commence, celui qui, par la suite, sera associé au vélo. La musique communique aux spectateurs ce désir d’évasion. Le motif de la grille et des barreaux aux fenêtres rappelle l’enfermement.

Wadjda lève les yeux. C’est un plan subjectif (on découvre ce que Wadjda voit si l’on était à sa place).
Au-delà de sa portée descriptive (des grillages même au-dessus des murs), ce plan retranscrit peut-être des émotions de Wadjda. Divisée en deux par cette diagonale qui détermine des espaces, l’image exprime quelque chose de très manichéen, propre à l’enfance. Wadjda est sans nuance : elle sera libre ou non.
Le plan suivant revient sur le visage de la fillette se tenant la tête pour se protéger. Mais un léger vent soulève ses cheveux — symboliquement, peut-être, un vent de rébellion. Le titre s’affiche.

Wadjda, entre trafic de bracelets et désir d’indépendance

Si Wadjda vit dans une société coercitive, elle garde sa liberté intérieure. Mais cette liberté dont elle tire sa force n’est pas une simple idée, un rêve inaccessible. Au contraire, elle est bien tangible : faire du vélo, mettre du vernis, ne pas porter le voile, etc. Pour transmettre cette idée, la séquence met l’accent sur des objets banals du quotidien, qui façonnent et construisent ses idéaux. Observons cette chambre qui ressemble à celle d’une adolescente occidentale et qui charrie avec elle ce vent de rébellion.

On entend une musique pop-rock anglophone : « Tongue tied » de Grouplove, chanson d’amour entraînante. Un gros plan dévoile un cintre écartelé, (peut-être à l’image de Wadjda tiraillée), sur lequel un bracelet rouge et un papier violet sont accrochés, en dessous d’une inscription énigmatique sur le mur : « danger ». Ce message de prime abord incompréhensible trouve ensuite une explication après un panoramique. Le fil de métal conduit en effet à un poste de radio, révélant un potentiel vrai danger électrique. Mais le message a aussi une valeur symbolique. Rappelons-nous la scène où Mme Hessa confisque les cassettes de Wadjda : les chansons d’amour sont jugées subversives. Elles pourraient corrompre. Le geste de Wadjda — augmenter le volume — est dès lors un pied de nez aux carcans.

Le mouvement du panoramique suit ensuite son cours pour révéler le décor, s’arrête sur le bureau encombré de la jeune fille. Dans cet espace où elle est libre et tranquille, sans surveillance, Wadja danse, se laisse aller au rythme de la musique. Le mouvement de caméra accompagne son effervescence.

Mais gagner sa liberté est illégal. C’est ce que suggère l’analogie avec la figure de la trafiquante. Wadjda range des bracelets aux couleurs vives dans des sachets en plastique. L’image fait sourire : la fille au caractère bien trempé semble assimilée à une dealeuse.

Les trois plans suivants renforcent cette impression. Gros plan sur les sachets de bracelets, puis sur les Converses pour finir sur Wadjda qui noue ses lacets comme pour tordre le cou aux clichés, le casque de musique flanqué autour du cou. Les couleurs vives (le rouge du fil, le bleu du casque, le violet des baskets, le jaune du décor) contrastent avec sa tenue grise et expriment sa révolte. Décidément, Wadjda a bien l’intention de faire la peau aux idées reçues.

Mais un bruit strident et désagréable fait incursion dans cette évadée musicale. C’est le bruit d’une brosse soufflante, dont sa mère se sert pour avoir les cheveux « lisses et soyeux » — un accessoire qui agit comme une injonction à destination de Wadjda, et qui passe par le personnage de la mère dont la première apparition est soignée.
Elle est d’abord présente à l’arrière-plan : une forme minuscule se dessine derrière le visage de Wadjda. Mais sa présence s’agrandit littéralement après un raccord regard (Wadjda se tourne : on voit adopte son point de vue, comme si nous étions à sa place). Sa mère apparaît en plan moyen, gênée par son appareil pour les cheveux qui fonctionne mal. Simple présence à l’arrière-plan, elle semble devenir un horizon pour Wadjda, presque inéluctable, comme si la seule figure qu’elle pouvait être était celle de mère ou d’épouse.
Mais Wadjda se détourne : aux activités capillaires, elle préfère le “blanchiment d’argent”. Comme une hors-la-loi, elle ouvre un tiroir, compte quelques billets puis coupe le son de sa radio. Sur le mur, on peut lire « cross / cross » : traverser.

Traverser peut-être les frontières que sa mère s’est imposées. Car on retrouve ce personnage se coiffant devant un cadre face à une photo de son mari. La légère contre-plongée (la caméra est placée en-dessous du sujet) peut être révélatrice d’une posture de soumission vis-à-vis des hommes. Elle dévoile aussi des éléments de l’intrigue :
la mère (dont on ne connaît pas le prénom d’ailleurs) admire son mari qui lui regarde déjà ailleurs. Puis, la mère gagne la cuisine et prépare une boisson chaude. Deux coups de klaxon retentissent. Le plan suivant dévoile l’origine de ce bruit : c’est Iqbal, le chauffeur de taxi.
Le raccord employé est intéressant : les deux images sont en effet liées par un même mouvement. Les personnages versent un liquide dans un récipient. Mais l’espace représenté est différent : à l’extérieur et autour d’une voiture pour Iqbal, à l’intérieur et dans la cuisine pour la mère. Ce montage distingue deux domaines. L’homme s’occupe de la voiture, la femme de la cuisine. L’un est dans un espace clos, l’autre dehors. La différence est soulignée par la place des personnages dans le cadre : à gauche pour la mère, à droite pour Iqbal.