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II - L’univers visuel du film : décors, costumes et couleurs

Pour créer l’univers féerique et si coloré de Peau d’âne, l’élaboration des décors et des costumes n’a pu se faire qu’en étroite relation entre les trois artistes que sont Jacques Demy, Jim Leon (qui prit en charge les décors mais qui est peintre) et Agostino Pace (qui est décorateur mais qui créa ici les costumes). Peut être plus ici qu’ailleurs, le principe de la rencontre artistique si chère au réalisateur doit être pris en compte pour l’appréhension de cette création commune.

1 - Les décors naturels du film

Les décors naturels du film sont en grande partie situés dans les Pays de la Loire.

Le château du Plessis Bourré sera choisi pour être celui du royaume bleu.
Dans l’esprit de Demy, ce château devait évoquer la demeure de Barbe Bleue (autre conte de Perrault) qui emprisonnait et assassinait ses femmes. Ce château est en soi un entre deux : entre deux époques (il reste marqué par le moyen âge tout en annonçant la Renaissance), entre deux mondes (il semble « posé » sur l’eau). Cela lui donne un effet étrange, « à l’écart du réel », coupé de l’extérieur.

Le château du royaume rouge sera le château de Chambord.
Au contraire du château bleu, le château rouge semble ouvert sur le monde. Les ouvertures y sont nombreuses et on y accède par un chemin de terre. Typique de la Renaissance, les éléments défensifs ont disparu.
La couleur claire de ses pierres met en valeur les costumes rouges. Son célèbre escalier (où l’on ne peut se croiser) est à lui seul un décor.

2 - Les décors intérieurs

Les décors intérieurs, notamment du château du royaume bleu, ont été confiés au peintre britannique Jim Leon, proche du mouvement Pop Art. Il participe au magazine underground Oz, symbole du mouvement psychédélique.
Il est aussi reconnu pour son travail d’affichiste. Il s’inscrit donc tout à fait dans la dynamique mise en place par Demy autour de la rencontre des arts et des époques, prérequis à la création de l’univers propre au film.
Jim Leon doit créer une atmosphère poétique en tenant compte des contraintes des lieux. Il est en effet beaucoup plus aisé de construire une chaumière de toute pièce au fond des bois que de recréer une chambre de princesse dans un château du XVème siècle.
Leon et Demy vont introduire beaucoup de végétal, surtout au sein du royaume bleu : des cerfs qui décorent un lit chargé de fourrures, des murs couverts de végétaux, le lierre entrant par les fenêtres… Et l’on pense de nouveau au château de La Belle et la bête de Cocteau…

3 - Couleurs et costumes

La couleur est une des composantes les plus importantes du film de Demy. On l’a dit, Demy entend rester fidèle au conte de Perrault mais ces couleurs ne sont pas mentionnées dans le texte original. Elles sortent tout droit de l’univers de Demy et de son expérience de la pop culture.

Le royaume bleu, où la reine meurt sous la neige, où le roi se morfond, appartient au passé. Le royaume semble figé à jamais. La princesse ne peut s’y épanouir. Le bleu est une couleur froide qui possède des variations très nombreuses.
Le peintre Yves Klein a même donné son nom à une de ces nuances et Demy n’oublie pas d’y faire référence tout en évoquant une fois encore Cocteau (les statues vivantes de La Belle et la bête)
Les costumes, signés Agostino Pace, déclinent toute la gamme du bleu et chacun des figurants a dû accepter plusieurs heures de maquillage pour que sa peau devienne bleue.
Enfin, rappelons que le bleu est traditionnellement la couleur des rois de France.
Le royaume rouge semble être l’opposé du royaume bleu. Son prince est bien sûr tout de rouge vêtu.
Il est un jeune insouciant et tourné vers les plaisirs de la vie.
« Le prince charmant, par exemple, est toujours un personnage très fade, très pâle, et je ne savais pas trop comment le prendre. Au fond, ce jeune prince très vivant, plutôt joyeux, rigolo, en lutte contre ses parents, sa génération, son système, son royaume, ça me paraissait intéressant, et dès que j’ai trouvé cette clé, cette porte s’est ouverte. »
Jacques Demy
Le rouge, couleur chaude par excellence, est en effet la couleur des émotions, des tentations, de la passion. Mais le rouge est aussi couleur de révolution, la couleur de la remise en cause des valeurs. On pense aux bonnets phrygiens (qui coiffaient les esclaves affranchis de l’Empire Romain) adoptés comme symbole pendant la révolution française de 1789.
On citera enfin le blanc qui est composé de toutes les couleurs du prisme (remarquons l’arc en ciel placé derrière le trône des jeunes époux).
Le blanc marque donc logiquement l’union de la princesse du royaume bleu et du prince du royaume rouge. C’est aussi la couleur de la pureté des sentiments, il est symbole d’unité, d’équilibre parfait mais il est aussi associé à l'absence, au manque, au vide… Le film se termine donc par cette « harmonie en blanc », une sorte de page blanche à écrire au-delà de l’happy end immuable de tout conte.

L’utilisation des couleurs ne s’arrête pas aux deux royaumes puisque la fée des Lilas s’habille de lilas (une nuance du violet) après avoir rejeté le jaune, couleur ambiguë (désignant à la fois la richesse et la manipulation).
Le violet est une couleur entre le pourpre (proche du rouge) et le bleu. Il n’est ni une couleur chaude, ni une couleur froide. Il est couleur de mystère. Séductrice, la fée des Lilas est en effet peu conventionnelle et porte des robes qui rappellent celles des années 30.
« Je lui ai dit [à Jacques Demy] qu’on n’allait pas se mettre à faire des reconstitutions médiévales […] mais qu’on allait tout mélanger et s’amuser. »
Agostino Pace
Femme « libérée » (le film est tourné en 1969), la fée des Lilas conseille sa filleule en l’encourageant à conquérir sa liberté en fuyant son père. Mais ses motivations sont plus ambiguës : elle désire en fait elle-même épouser ce roi.

On ne saurait passer sous silence la robe couleur du temps qui, parmi les robes que la princesse demande à son père (couleur de lune, du soleil), est sans nul doute la plus spectaculaire puisqu’elle représente des morceaux de ciel où passent des nuages.
Cette robe est en réalité faite d’une matière spéciale appelée scotchlight dont la véritable couleur est un gris pâle et qui possède les propriétés d’un écran de cinéma. Demy a filmé en 16mm un ciel bleu, dans lequel on aperçoit des nuages qui se déplacent, film qu’il a ensuite projeté directement sur la robe au tournage. La robe couleur du temps fut ainsi créée.
Vient enfin la peau de l’âne. Cette peau vient d’un animal magique (il fait la fortune du Roi) mais qui possède un pelage grossier et une odeur repoussante. La princesse va être obligée (sur les conseils de sa marraine) de s’enfuir et de se cacher sous cette peau. Sa vue et sa puanteur vont provoquer le dégoût.
Pendant le tournage, Demy exigea que Catherine Deneuve porte une véritable peau d’âne, très lourde et très encombrante. Agostino Pace, costumier du film :
« Ce choix d’une vraie peau d’âne au milieu de tout cet imaginaire […], on tombe dans le réalisme. C’est Jacques qui m’a dit qu’on ne ferait pas de fausse peau d’âne mais une vraie peau qu’on irait chercher à l’abattoir. ».

Dans la construction d’un monde féerique, il est notable que Jacques Demy ait tant insisté pour obtenir ce « réalisme ». Rappelons ici que, sous couvert d’histoires a priori légères, Demy a toujours abordé des personnages plein de gravité dans ses films. Tout pouvait donc être artificiel, mais pas le costume principal, pas cet accoutrement si avilissant pour la princesse !