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Katia et le crocodile

Cinéastes et contexte de création

Katia et le crocodile est l’œuvre de deux réalisateurs, Vera Simkova et Jan Kucera. Vera Simkova, née en 1935, a étudié le cinéma à l’Académie des Beaux-Arts et de Musique de Prague, dont elle sort diplômée en 1957. Après avoir travaillé avec plusieurs réalisateurs confirmés comme assistante, elle passe à la réalisation. Ses choix la portent vers un cinéma qui s’adresse à la jeunesse, enfants comme adolescents, avec le souci de proposer des films aussi exigeants et de qualité que pour un public adulte. Avec Jan Kucera, né à Prague en 1928 et également acteur pour le cinéma et la télévision tchèques, elle réalise son troisième long métrage : Katia et le crocodile, en 1966.

La création de Katia et le crocodile doit être mise dans la perspective d’un contexte historique et artistique singulier. En 1966, la production cinématographique de la République socialiste tchécoslovaque est l’héritière d’une industrie mise en place dans l’entre-deux guerres. Après la création des studios Barrandov — parmi les plus grands d’Europe — par Miloš et Václav Havel (par ailleurs, respectivement oncle et père du président Václav Havel), le cinéma est nationalisé en 1948.
La production, subventionnée par l’État, donne naissance d’une part à des films dont la dramaturgie est contrôlée par le régime, d’autre part à des films d’animation qui connaissent un succès international. À partir de 1960 émerge une « Nouvelle Vague » tchèque, annonciatrice du Printemps de Prague ; bien que censurée, elle est saluée à l’étranger — son représentant le mieux connu étant Miloš Forman.

Katia et crocodile s’inscrit parfaitement dans ces années de transition : à la fois dans la continuité des productions « jeunesse » — bien qu’en prises de vues réelles —, et porteur d’un esprit de contestation indéniable.

L’affiche

L’affiche du film est constituée d’un photogramme du film, auquel une pointe de couleur a été ajoutée. Toute la composition attire le regard du spectateur vers le bord inférieur gauche de l’image, et le crocodile. Le grand-père et les enfants, répartis en cercles concentriques autour du crocodile, observent l’animal. Des mains au premier plan suggèrent que l’attroupement se prolonge hors-champ. Grâce à un point de vue en plongée, le spectateur est intégré à ce groupe entourant l’animal. Avec eux, il s’interroge : le crocodile est-il dangereux ? Faut-il le nourrir ? Faut-il le sortir de là ?
Le crocodile est isolé dans l’image. Il se distingue par sa texture, rugueuse, qui contraste avec le métal lisse et brillant du chéneau dans lequel il est coincé. Il dénote également par sa couleur vert vif, qui s’oppose au noir et blanc de l’image ; il donne l’impression d’avoir été colorié par un enfant. La gueule ouverte et débordant de l’image, il dirige à son tour le regard du spectateur vers le titre. Le texte, écrit dans le même vert que le crocodile, capte l’attention. Il est souligné par un trait « à dents » qui rappelle aussi la bordure de l’image : il semble que le crocodile soit prêt à « croquer » le film…

Un conte dans la ville

Katia et le crocodile se positionne d’emblée comme un film qui s’adresse aux enfants. Le générique donne le ton : les dessins annoncent le parti-pris du point de vue des plus jeunes. Pourtant, il est aussi trompeur, car ce film n’est pas un dessin animé. Quelques indices égrenés ici et là préparent à la surprise du premier plan en prise de vue réelle : le visage de Katia et le crocodile apparaissent parmi les dessins, à la manière d’un collage. Le thème musical, rythmé et mélodique, est entêtant ; les chœurs, presque cérémoniels. Il évoque des aventures exotiques — sans doute au pays des crocodiles — et empruntes de mystère…

Du merveilleux dans la ville

Parmi le panel des histoires pour enfants, la narration de Katia et le crocodile choisit le genre du conte. Toute l’originalité du film réside dans sa capacité à insuffler du merveilleux dans le décor le plus banal et réaliste qui soit : la ville.

Pourtant, aucun doute : à sa grande surprise, le spectateur est interpellé par quelques « anomalies » dès la première séquence. Nous découvrons Katia, une enfant plutôt sérieuse, bien qu’un peu « garçon manqué » et casse-cou, qui joue seule dans la rue. Elle glisse sur une rambarde, s’amuse avec son ballon dans les escaliers tortueux du vieux Prague…
Le ballon, justement, tombe dans l’escalier. Le voilà qui adopte un étrange comportement. Pour commencer, il semble « capturer » le bruit d’une cloche qui sonne aux alentours, si bien que chaque coup se cale sur ses rebonds. Alors que Katia s’est lancée à sa poursuite dans les escaliers, il roule à toute allure vers un groupe d’adolescents. Les garçons entament quelques passes au pied, mais le ballon s’échappe dans les airs. Tout le monde est captivé par ce curieux phénomène. Le ballon tourne dans le ciel entre les immeubles, avec un bruit irréel — électronique —, qui éclipse tous les autres. Enfants, adultes, jeunes, vieux, tous les passants assistent au spectacle. Katia est à la fois stupéfaite et enchantée. Le visage d’une jeune fille s’illumine littéralement de surprise.
Comme doté d’une volonté propre, le ballon poursuit son itinéraire et disparaît temporairement. Pourtant, Katia sait où aller pour le retrouver. L’enfant semble attirée comme un aimant jusqu’à sa destination finale : Micha, que le spectateur découvre avec ses animaux, le nez en l’air et le ballon dans les bras.
Élément magique, le ballon de Katia est donc celui qui provoque la rencontre entre les deux enfants, déclenchant ainsi l’histoire.
Le phénomène se reproduira plus loin dans le film. Les enfants ont renversé le chargement d’un marchand de ballons. La marchandise s’échappe dans un joyeux débordement, et toute la rue connaît aussitôt une véritable invasion de ballons. De plus en plus incontrôlables, ils brisent allègrement les vitres des immeubles, ponctuant l’air de violon du grand-père comme autant de coups de cymbales. Heureusement, la magie opère à nouveau. Mais cette fois, les enfants ne sont plus surpris. Avec assurance, un garçon intime en sifflant aux fenêtres de se réparer d’elles-mêmes. Elles s’exécutent ; le temps se fige, les ballons tournent au ralenti, puis retombent sur le marchand. Là aussi, tous les visages — même ceux des chiens — se tournent vers le haut, pour observer cette nouvelle excentricité.
Avec les ballons pour fil rouge, le spectateur découvre donc une ville enchantée par l’imaginaire des enfants. Le même procédé avait utilisé par le réalisateur Albert Lamorisse dans son court métrage Le Ballon rouge, sorti en 1956 (36 minutes). Dans le Paris des années 1950, le film raconte l’histoire d’un jeune garçon qui découvre un gros ballon rouge accroché à un réverbère. Dès lors, le ballon suit de lui-même l’enfant dans ses déambulations, devenant en quelque sorte son meilleur ami. Une bande de garçons jaloux tente de s’emparer du ballon : dans la bagarre, il crève. Une multitude de ballons multicolores surgit alors, pour soulever l’enfant très haut dans le ciel.

Les caractéristiques d’un conte musical

Le merveilleux, qui caractérise le genre du conte, est singulier en ce qu’on l’accepte sans se poser de questions. Dans Katia et le crocodile, il s’exprime aussi par la nature des animaux. Des animaux bien réels, mais un peu incongrus. A-t-on l’habitude d’accueillir un crocodile ou un singe dans une école ? Est-il bien raisonnable de confier toute cette ménagerie à un jeune élève pendant les grandes vacances ? Pourtant, personne ne s’interroge sur cette situation. Ils constituent en soi une source d’émerveillement.

Car les animaux font partie intégrante de la structure de ce conte urbain, dont ils contribuent aussi à faire un conte musical. Cette caractéristique est évidente lorsqu’il s’agit du crocodile, l’animal le plus fascinant, celui qui cause le plus de difficultés — et qui donne son nom au film. En effet, chaque apparition du crocodile est annoncée par un thème musical lent et pesant. Inquiétant, il se fait même menaçant. Dans ce cas précis, la musique exacerbe la dangerosité de l’animal — qui, somme toute, reste un très petit crocodile.
La musique et les bruitages, que nous avons évoqués jusqu’ici, façonnent donc un véritable conte musical que nous pouvons rattacher à une tradition certaine dans les cultures slaves. L’exemple le plus est sans aucun doute Pierre et le Loup. L’œuvre de Sergeï Prokofiev, composée en 1936, a donné lieu de nombreuses interprétations, lectures et adaptations au cinéma. Chaque protagoniste est personnifié par un instrument ou une famille d’instruments : le quatuor à cordes pour Pierre, les cors pour le loup, le hautbois pour le canard, etc.
L’affiche d’une adaptation au cinéma de Pierre et le Loup Suzie Templeton, 2009, 41 minutes

Une joyeuse cacophonie : du burlesque dans la vieille ville

La musique, personnage à part entière de Katia et le crocodile, contribue donc à installer le merveilleux dans l’œuvre. Mais elle a aussi une autre fonction : elle constitue un trait d’union entre deux univers, celui des enfants et celui des adultes. Car dans ce conte moderne, l’imaginaire enfantin envahit l’espace des adultes, qui se trouvent bien vite débordés par les événements.
Chez les adultes, deux camps s’opposent. Les anciens, camarades du grand-père, vivent avec grand intérêt cette drôle de journée. À l’instar des enfants, avec qui ils ont la musique en partage, ils sont indisciplinés et attachants. C’est également le cas du marchand de ballons : personnage par nature en lien avec l’enfance, il est caractérisé par sa bonhommie. Bien qu’il ait laissé échapper sa marchandise, il n’en tient pas rigueur aux enfants. Au contraire, il se laisse déborder avec bienveillance.
Dans l’autre camp, celui des adultes « actifs », le son se fait beaucoup plus subversif. Cris, exclamations, remontrances… Ces adultes-là vivent une journée d’agitation, voire d’anarchie, qui tend vers l’absurde dans un déferlement burlesque…

Le grand débordement

Le burlesque de Katia et le crocodile est traversé par l’idée de débordement. C’est en premier lieu la cause de l’évasion du crocodile : dans la précipitation, le grand-père a oublié de fermer le robinet de la baignoire, qui contenait le crocodile.
Suivent d’autres débordements. Celui des ballons dont nous avons déjà parlé ; celui des enfants qui semblent se multiplier dans la rue ; celui des musiciens, amis du grand-père, qui décident de constater par eux-mêmes l’existence, ou non, du fameux crocodile — dans un désordre le plus complet.
Le montage parallèle accentue l’analogie entre le groupe des enfants qui suivent Katia, et celui des amis du grand-père : tous convergent vers un même endroit, avec la même détermination désorganisée…

Par bien des aspects, la parenté avec le cinéma burlesque de Jacques Tati est évidente. Nous signalerons en particulier Mon Oncle (1958). Outre le personnage lunaire de M. Hulot, qui provoque malgré lui des catastrophes, le rôle des animaux — une bande de chiens — et des enfants est central dans l’installation du burlesque. Leurs effets combinés désorganisent la vie minutieuse des parents de Gérard. Leur monde moderne, aseptisé, est envahi par l’esprit de la vieille ville. Celle-ci déborde de vie et de désordre, mais son extravagance est un formidable terrain de jeu — tant pour les enfants que pour le regard du spectateur.
L’immeuble improbable de M. Hulot
Un dessin préparatoire de Pierre Étaix pour la vieille ville, repère du burlesque

Bouleversement en perspective

Ce désordre doit être expliqué à la lumière du contexte politique dans lequel le film s’inscrit. Deux ans après la sortie de Katia et le crocodile, en 1968, a lieu le Printemps de Prague. Les revendications qui mènent à cet événement majeur sont déjà latentes en 1966. De fait, un désir de liberté certain transpire du film, bien qu’il ne puisse pas être exprimé ouvertement.
La révolution en marche prend donc une forme singulière, grâce à un traitement burlesque. Le film s’emploie ainsi à tourner en dérision l’ordre établi, et toutes les figures d’autorité. Désorganisés par ce grand débordement, les adultes perdent tous leurs repères. Chacun suit son idée fixe, ne répondant qu’à sa propre logique. Les personnages et les situations se percutent, créant gags et quiproquos à la chaîne.


Ainsi, les pompiers sont empêchés dans leur mission, parce que les enfants ont investi l’échelle pour en sauter, les uns après les autres. Ils perdent le contrôle de tout leur matériel, donnant des ordres contradictoires. Le géomètre est un personnage en théorie très sérieux. Il perd ici toute son aura, parce que le grand-père a confondu ses gestes de mesure avec un signe de croix ; poli, il s’arrête un instant pour le « bénir » à son tour.
L’absurdité culmine quand deux habitants du quartier, très respectables, décident de s’aventurer sur les toits parce qu’il se dit que le crocodile y rôde. Le premier est un vieux monsieur distingué, qui monte l’échelle son parapluie à la main ; le second, ancien combattant, est armé d'une hache.
Mais l’initiative courageuse est vite tournée en dérision. L’expédition sur les toits se transforme en partie de cache-cache, à laquelle participent bientôt les pompiers. Les toits deviennent un univers presque surréaliste, qui démantèle l’essence même de ces adultes : les corps sont entrecoupés par les formes discontinues, comme s’ils étaient absorbés par cette canopée de tuiles et de cheminées. Totalement investis par l’invraisemblable situation déclenchée par les enfants, l’étrangeté est désormais aussi le fait des adultes. Au merveilleux caractéristique de l’enfance, la réalisation substitue ici l’absurde burlesque propre aux adultes.