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Fiche pédagogique

Pile Poil

GÉNÈSE ET PARCOURS DU FILM

Après un parcours sur scène et devant la caméra, Lauriane Escaffre et Yvonnick Muller participent en 2012 à la création du Happy Collectif, qui réunit cinq comédiens autour de l’envie commune d’écrire et d’autoproduire des courts métrages. De ce travail d’équipe naissent plusieurs films, qui sont sélectionnés en festival et parfois primés. Après la séparation du collectif, le duo s’associe à nouveau pour réaliser Chèvre ou vache (2016). Le film est repéré, et permet la rencontre avec le producteur Emmanuel Wahl (Qui Vive !) qui les incite à développer le scénario du futur Pile-poil.

À l’automne 2017, le scénario est fin prêt. Grégogy Gadebois accepte le rôle du père-boucher dès janvier 2018, tandis que les réalisateurs cherchent Élodie parmi des dizaines de jeunes comédiennes. Leur choix s’arrête sur l’actrice belge Madeleine Baudot.
La production obtient au printemps 2018 toutes les subventions nécessaires pour boucler le budget du film (75 000€). Elle reçoit les soutiens de la Région Normandie, la Région Nouvelle Aquitaine, OCS - TV7 Bordeaux, le CNC. Le film bénéficie également des services du Bureau d’accueil de tournages Normandie (Normandie Images). Le film est tourné du 2 au 8 juin 2018, à Rouen, Oissel et Bordeaux. Trois semaines de montage viennent parachever le projet Pile-Poil.

Le film est récompensé dans une vingtaine de festivals en France et à l’étranger, en 2018 et 2019. Il obtient le César 2020 du meilleur film de court métrage.

ANALYSE

Comédie douce-amère

Le générique annonce la couleur : Pile-Poil mélange les sentiments, bouscule les univers établis et les idées reçues. Les premières images installent l’atmosphère feutrée et sensuelle d’un salon d’esthétique, entre massage et maquillage, soulignée par une musique douce aux airs de ritournelle… interrompue par un grand coup de couteau sur le billot, qui tranche un morceau de viande avec autant de précision que le pinceau soulignait un sourcil. Retour brutal à la réalité pour Élodie, fille du boucher qui se rêve esthéticienne.

Pile-Poil développe l’histoire touchante d’une jeune femme tout juste adulte, qui cherche à s’émanciper des projections parentales d’un père en lutte avec sa solitude. La gravité du sujet est néanmoins portée en contrepoint par un art de la comédie parfaitement maîtrisé. Le comique émerge des situations absurdes, des quiproquos, des gestes et des mots maladroits ; il fait irruption dans la vie d’Élodie et de Christophe, comme un remède inattendu à leur discordance.

Relation père-fille

Pour le père, la boucherie est l’écrin d’un souvenir à préserver à tout prix : celui d’une vie bien réglée autour d’une affaire familiale, à l’avenir tout tracé. Mais on comprend vite que les plans sont bouleversés. La mère n’est plus là, vraisemblablement décédée. La fille rêve d’autre chose, d’une émancipation qui passe par l’apprentissage d’un tout autre métier.

La séparation annoncée est une épreuve pour Christophe, qui voudrait bien garder sa « poupounette » auprès de lui. Sa petite fille qui boit du jus d’orange, à qui il prépare des tartines pour le petit-déjeuner et qui l’aide à la boucherie. Mais l’envol d’Élodie semble irrémédiable. Symboliquement, elle se sépare déjà du rouge qui caractérise l’environnement paternel, et qui ne quitte presque jamais le personnage de Christophe. Ce rouge qui « tranche » finit par isoler les deux personnages, chacun dans son monde.
À cela s’ajoutent les difficultés à se comprendre, lorsque père et fille parviennent à rompre le silence pour entamer une conversation. Car Élodie côtoie un autre univers dont elle rapporte à la maison le vocabulaire — et un certain aplomb qui déstabilise Christophe. Les mots n’ont plus la même valeur — la même saveur ? — dans la bouche du père et de la fille. Les quiproquos se suivent, comme les conversations tronquées faute de définitions partagées (« De toute façon j’ai pas de modèle, t’es content ? » / « Pas de modèle de quoi ? »).
Ce fossé linguistique deviendra cependant un atout dans la résolution du problème père-fille. Une fois débarqué dans l’univers pastel des esthéticiennes en devenir, Christophe ne peut que reconnaître l’assurance de sa fille dans ce milieu — celle d’une jeune adulte. Faisant fi du ridicule de la situation, il s’improvise « cliente » avec les mots justes et un naturel déconcertant qui cimentent une complicité nouvelle avec Élodie.

L'absente

L’opposition des deux univers très genrés — boucherie et soins esthétiques —, annoncée dès le générique, trouve son explication dans l’absence de la mère décédée. Car si Élodie est en quête d’un modèle pour son examen, elle manque aussi terriblement d’un modèle féminin dans sa vie de tous les jours.
Cette absence n’est pas énoncée, pas expliquée ; pourtant la mère continue d’occuper une place centrale dans la famille. Son prénom, Françoise, apparaît d’abord, car c’est le seul qui vient à l’esprit d’Élodie au moment d’inscrire le nom de sa modèle. Puis vient la recette de cuisine, dont Christophe dira que c’était « sa » recette, celle « d’avant ». Puis le message sur le répondeur, le chemisier bleu… L’absence de Françoise résonne avec fracas, elle remplit les silences et le vide abyssal qu’elle a laissé entre le père et sa fille.

C’est pourtant la mère absente qui rétablira le lien familial par le truchement de la couleur. Au rouge qui sépare, Élodie oppose le bleu qui réunit. Le bleu du chemisier de sa mère, qu’elle ose porter le jour de l’examen comme un défi lancé au mutisme de son père. À la faveur d’un bouleversement des codes aussi audacieux qu’incongru, ce bleu finira délicatement apposé sur les ongles de Christophe, pieds et mains assortis. La couleur lui convient-il ? Oui, affirme-t-il, car « de famille, le bleu ça va bien à tout le monde ».

Séquence choisie : le répondeur

Intérieur nuit : Christophe, installé dans son salon, entreprend d’enregistrer un nouveau message sur le répondeur de la boucherie. « Bonjour, Boucherie Duvivier. Vous êtes bien sur le répondeur de Christophe et Élodie… » ; l’enregistrement s’arrête net, comme si l’appareil se refusait à entériner le duo Christophe-Élodie. Imperméable à ce nouvel avertissement, Christophe persévère. Sans succès, malgré une dernière tentative à toute vitesse.
Il finit par renoncer et repose le téléphone sur son socle. Surgit alors le message précédemment enregistré. Une voix féminine enjouée, celle de Françoise, qui énumère les prénoms des trois membres de la famille Duvivier… Christophe se fige, laissant filer un long silence après le « bip ».

La tension dramatique est savamment construite. Comme dans l’ensemble du film, elle est accompagnée par un procédé comique — ici, la répétition. Mais à défaut d’un grand éclat de rire final, le climax est atteint avec l’émotion opposée. La maladresse du personnage avait servi à élaborer notre attachement à son encontre. La chute tragique est d’autant plus rude pour le spectateur, dont l’empathie avec le personnage de Christophe est à son apogée. La mise en scène prolonge l’émotion partagée : le silence est doublé d’un changement de valeur de plan. Christophe se trouve soudainement enfermé dans un surcadrage formé par l’encadrement de la porte. Isolé dans le plan, seul avec ses sentiments indicibles, avec pour seule perspective sa veste rouge et son tablier de boucher — au premier plan, suspendus à côté de la porte.

C’est aussi le point culminant dans l’opposition des deux personnages. La distance entre ces deux-là ne sera jamais plus grande qu’à cet instant précis, où le malaise du père, en réaction à l’irruption de la voix de sa femme, est immédiatement confronté à l’enthousiasme d’Élodie qui a enfin trouvé son modèle.
Le contraste est d’autant plus flagrant que nos deux personnages évoluent en parallèle. Chacun de son côté, Christophe et Élodie entreprennent un dialogue sans répondant — quoiqu’avec répondeur pour Christophe, mais en l’occurrence… récalcitrant. La mise en scène est symétrique : personnages assis, plan rapproché poitrine, l’un sur son profil gauche, l’autre sur le profil droit. En quelque sorte, un faux champ-contrechamp qui met en exergue la communication défaillante entre eux.

Au « clac » du téléphone sur son socle répond le « clac » de la mallette fermée avec assurance par Élodie. Le premier était un geste d’agacement, débouchant sur le rappel inopiné d’un passé douloureux. Le second, un geste de confiance en la réussite de l’examen et la perspective d’un avenir indépendant.

Ces « clacs » trouvent de nombreux échos dans le film : le couperet du couteau de boucher, le geste précis de la bande de cire arrachée… Des sons percutants qui marquent bien entendu les chocs successifs que subissent les corps et les objets, relais sonores d’une séparation inéluctable qui n’en finit pas d’advenir. Mais ils sont aussi un substitut aux mots absents ou déficients, qui signale un terrain partagé : celui du geste précis, qui pourrait bien être le lieu de réunion entre le père et la fille.

Le corps au centre de la mise en scène comique : l’héritage du cinéma burlesque

Aux origines de la comédie au cinéma se trouve le genre burlesque, typique du cinéma muet américain des années 1910 et 1920. Le comique burlesque repose sur l’enchaînement de gags, qui sont physiques et violents — comme l’indique le nom anglais du genre, slapstick, « coup de bâton ». Les corps sont souvent caricaturaux, et régulièrement malmenés au fil de situations absurdes où se suivent coups, chutes, chocs, poursuites…

Cette idée est présente en filigrane dans Pile-Poil. La corpulence du père, la viande en exposition dans la boucherie, l’obsession des poils, le cortège de modèles sur les tables de massage… Le corps est omniprésent dans le film. Tantôt malmené, tantôt choyé, et toujours souligné par la caméra portée et une mise en scène réaliste au plus près des acteurs.

Un écho burlesque à Pile-Poil : The Butcher Boy (Fatty Boucher), de Roscoe “Fatty” Arbuckle (1917)

Fatty est le boucher d’un grand magasin d’alimentation. Avec Amanda, la fille du patron un peu trop délurée au goût de son père, ils sont amoureux. Ces sentiments sont contrariés par le premier vendeur, lui aussi amoureux d’Amanda. Une rivalité qui se solde par une bataille rangée dans le magasin. Furieux, le patron envoie sa fille dans une pension pour jeunes filles, où la gente masculine est rigoureusement interdite de séjour. Pour rejoindre Amanda, Fatty se travestit donc en jeune fille… Seulement voilà : son rival malintentionné a eu la même idée.

La corpulence de Roscoe Arbuckle, qui lui vaut le surnom de « Fatty » (« le gros ») est au cœur du dispositif comique de ses films. Il étonne par sa souplesse et son agilité, tranchant avec son rôle de campagnard un peu rustre. Le tableau est souvent complété par son neveu Al St. John, qui incarne le rival malveillant de Fatty dans ses aventures amoureuses — il joue ici le vendeur, nommé Slim, « le mince ».
The Butcher Boy marque par ailleurs la première apparition à l’écran de Buster Keaton, découvert par Arbuckle, et qui tournera avec lui quatorze films avant d’obtenir son indépendance artistique et financière.

Interviews

Courtivore 2019 (Prix du Public)
Nomination César 2020